- INTERDISCIPLINAIRES (RECHERCHES)
- INTERDISCIPLINAIRES (RECHERCHES)C’est un lieu commun de constater que notre connaissance du monde s’est, au cours du temps, subdivisée en secteurs de plus en plus nombreux et de plus en plus étroits. On sait que cet état de fait est la conséquence de la spécialisation rendue nécessaire par l’accroissement même de nos connaissances et par la diversification de nos moyens d’investigation. Mais cette spécialisation, qu’elle soit liée aux objets étudiés ou aux instruments et aux méthodes mis en œuvre, a eu pour conséquence une véritable ségrégation des disciplines. Les cloisonnements sont devenus aujourd’hui tellement marqués que le danger qu’ils présentent ne peut plus être ignoré. Les jargons ont fait de la science une véritable tour de Babel où chacun, dans son propre domaine, pose et traite ses minuscules problèmes sans trop se soucier de la signification ou des conséquences que ceux-ci peuvent avoir dans d’autres domaines.La nécessité de remédier à cette situation est apparue de plus en plus clairement au cours des dernières décennies, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, la complexification croissante des entreprises techniques et l’étude de questions vastes et difficiles, comme celles qui concernent l’environnement, ont mis davantage en relief l’importance des contacts et des échanges entre disciplines variées. En deuxième lieu, les limites ressenties à l’intérieur de certaines disciplines et le besoin corrélatif de rechercher ailleurs des idées ou des méthodes renouvelées ont agi dans le même sens; c’est ainsi que sont nées ces spécialités mixtes telles que la physico-chimie, la biophysique, la biochimie. Enfin, le souci proprement humaniste d’une certaine unité du savoir, qui est le meilleur garant contre tous les obscurantismes, a trouvé un regain d’actualité du fait même de la dispersion et de l’hétérogénéité de nos connaissances.Toutes ces préoccupations concernant les échanges souhaitables entre disciplines ont déjà donné lieu à une terminologie abondante mais pas toujours très précise, ce qui risque d’entraîner certaines confusions. On a parlé de multidisciplinarité, de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité, de transdisciplinarité pour tenter de rendre compte de la nature et de la profondeur des interconnexions possibles. Mais cette variété de termes semble assez superfétatoire dans l’état actuel des choses, c’est-à-dire tant que n’ont pas été davantage approfondies les multiples questions que posent ces interconnexions. Nous ne retiendrons ici qu’une distinction, à vrai dire fondamentale, en conservant les seuls termes de pluridisciplinarité et d’interdisciplinarité.La pluridisciplinarité peut être entendue comme une association de disciplines qui concourent à une réalisation commune, mais sans que chaque discipline ait à modifier sensiblement sa propre vision des choses et ses propres méthodes. À ce titre, la pluridisciplinarité existe depuis longtemps, même si son importance s’est accrue de nos jours. Toute réalisation technique mettant en jeu des corps de métiers divers correspond en fait à une entreprise pluridisciplinaire. Les disciplines mixtes dont nous faisions état plus haut, et qui sont nées pour la plupart au cours du XXe siècle, appartiennent également à cette catégorie.L’interdisciplinarité , en revanche, poursuit des objectifs plus ambitieux. Son but est d’élaborer un formalisme suffisamment général et précis pour permettre d’exprimer dans ce langage unique les concepts, les préoccupations, les contributions d’un nombre plus ou moins grand de disciplines qui, autrement, restent cloisonnées dans leurs jargons respectifs. Il va de soi que, dans la mesure où un tel langage commun pourra être mis au point, les échanges souhaités s’en trouveront facilités. En outre, la compréhension réciproque qui en résultera est l’un des facteurs essentiels d’une meilleure intégration des savoirs. Enfin, l’histoire des sciences est là pour nous rappeler que les échanges entre des domaines de connaissances éloignés, lorsqu’ils ont pu se produire, ont toujours été la source de progrès scientifiques ou techniques importants. Tout cela montre que l’enjeu des recherches interdisciplinaires est de la plus grande importance.Caractères des énoncés scientifiques et langages spécialisésLe but de toute science est de parvenir à des énoncés précis, dénués d’ambiguïté, reliés entre eux dans un cadre descriptif ou explicatif cohérent, et susceptibles ainsi de recueillir un large assentiment. Ces objectifs requièrent à la fois l’observation convenable des faits, la définition de concepts bien adaptés au domaine d’étude choisi et une élaboration théorique qui, à partir de ces concepts, fournit le langage de la science considérée.Tout cela signifie que les énoncés auxquels on cherche à parvenir devront pouvoir s’enchaîner logiquement dans un cadre rationnel aussi précis que possible. En effet, expliquer les phénomènes, c’est en définitive rendre compte des liens qui existent entre eux; c’est montrer que certains faits apparaissent nécessairement lorsque d’autres se produisent. Cet aspect de liaison entre les faits est essentiel à la démarche scientifique; comme le disait Henri Poincaré, «une collection de faits n’est pas plus une science qu’un tas de briques n’est une maison». Mais, au même titre que tout raisonnement logique part de prémisses, toute science est fondée sur un certain nombre de principes fondamentaux qui peuvent avoir une origine purement rationnelle ou qui peuvent être obtenus par induction à partir de faits observés. On conçoit facilement qu’une discipline apparaîtra d’autant mieux coordonnée, d’autant plus cohérente que les phénomènes y seront reliés à partir d’un nombre plus restreint de principes fondamentaux irréductibles les uns aux autres.Si la logique joue un rôle aussi important dans les sciences, c’est qu’elle constitue le meilleur instrument que l’homme ait forgé pour enchaîner les énoncés, les jugements qu’il porte sur la réalité, et cela d’une manière précise, univoque, susceptible de recueillir l’assentiment général. La logique est étroitement associée aux conditions qui éveillent en nous ce sentiment d’évidence qui est à la base de l’accord que nous pouvons donner aux énoncés qui nous sont proposés. Il ne peut être question d’aborder ici le problème de l’origine de ce sentiment de certitude que produisent en nous les enchaînements logiques. Nous nous contenterons de constater ce fait commun, que chacun peut éprouver par lui-même.Mais la logique peut s’appliquer à des données, à des réalités très diverses. Elle peut aussi être plus ou moins fine, c’est-à-dire comporter un plus ou moins grand nombre d’opérations et de règles. Depuis la logique classique d’Aristote et de ses successeurs jusqu’à la logique symbolique moderne, la définition des opérateurs et des règles auxquelles ceux-ci doivent obéir s’est peu à peu diversifiée, enrichie, précisée. Selon les structures de base que l’on retient, il est ainsi possible de mettre en œuvre une logique plus ou moins riche.Chaque discipline scientifique, selon ses propres concepts fondamentaux et selon les opérations auxquelles ils se prêtent, est ainsi conduite à utiliser une logique plus ou moins élaborée. Toutes les nuances sont possibles entre la rigueur extrême du langage mathématique le plus raffiné et les approximations du langage courant. Ce que le mathématicien éprouve le besoin de démontrer peut apparaître évident dans le cadre d’une logique moins exigeante. À l’inverse, il n’est pas rare de voir employer dans certaines disciplines des notions dont le flou sémantique peut sembler rédhibitoire aux spécialistes des sciences exactes; il en est ainsi, par exemple, de l’usage quelque peu métaphorique du concept d’énergie en psychologie, de celui d’information en biologie ou encore de celui de structure dans les domaines les plus variés.À chaque contexte correspondent des concepts propres et une logique «faible» ou «forte». C’est bien ce que l’on constate en pratique, chaque discipline spécialisée constituant un domaine de connaissances relativement cohérent et coordonné mais, malheureusement aussi, assez fermé sur lui-même. Ce dernier aspect se manifeste à l’évidence dès que l’on cherche à établir des liens entre des disciplines différentes. Il est toujours très difficile de transcrire les connaissances d’une discipline, ou les questions qu’elle se pose, dans le cadre conceptuel et dans le formalisme d’une autre discipline. C’est là l’obstacle majeur que s’efforcent de franchir les recherches interdisciplinaires. Nous allons voir dans quelles voies peuvent se développer les échanges nécessaires, et nous examinerons ensuite quelques-unes des difficultés auxquelles se heurtent les recherches entreprises dans ce sens.Notion de système et théorie des systèmesLa notion de système est l’une des plus générales que l’on connaisse (cf. STRUCTURE ET FONCTION [biologie]). Si l’on définit cette notion comme correspondant à un ensemble quelconque d’éléments qui interagissent entre eux ou avec le monde extérieur qui les entoure, on constate immédiatement que toute discipline, toute technique, se trouve confrontée à des systèmes. Nous disposons donc, avec ce concept, d’un substratum commun à une grande variété de phénomènes, ce qui ouvre la voie à une approche unifiée des diverses disciplines.C’est bien à partir de ce concept fondamental que se sont développées la plupart des tentatives interdisciplinaires, au cours des dernières décennies. Ces recherches, par leur nature même, présentent des liens évidents avec celles qui, au long des siècles, ont relevé de ce même souci d’unification des connaissances. Elles s’apparentent aux efforts de synthèse dont l’utilité a été reconnue à toutes les époques pour compenser les morcellements provoqués par les progrès de l’analyse. Il est bien certain que la science ne peut progresser que par cette combinaison d’une analyse de plus en plus fine et d’une synthèse qui permet de retrouver l’unité à partir des éléments révélés par l’analyse. Mais il est bien rare aussi que le juste équilibre entre ces deux tendances soit respecté, l’homme étant naturellement porté aux extrêmes. L’histoire de la pensée met bien en évidence cette oscillation permanente entre les synthèses philosophiques insuffisamment justifiées et les analyses morcelantes qui n’aboutissent qu’à une poussière de constatations empiriques non reliées entre elles. Notre époque est, à n’en pas douter, dans cette seconde situation.La nécessité de nouvelles synthèses apparaît avec d’autant plus d’acuité que l’on rencontre de plus grandes difficultés pour reconstituer, à partir des propriétés des éléments que fournit l’analyse, les comportements globaux que l’on observe aussi par ailleurs. Un exemple typique, parmi cent autres, est celui de l’impossibilité où nous sommes, malgré les connaissances considérables apportées par la biologie moléculaire, d’expliquer l’existence des propriétés globales les plus générales, telles que l’assimilation et la reproduction, que manifestent les organismes vivants les plus simples.L’idée de construire une théorie générale des systèmes, qui fournirait un formalisme de base pour l’étude de systèmes très divers, remonte aux premiers travaux de L. von Bertalanffy, vers 1925. En mettant l’accent sur l’aspect «organismique» des êtres vivants, c’est-à-dire sur leur caractère de système, Bertalanffy attirait précisément l’attention sur la difficulté majeure que présente la reconstitution d’un tout intégré à partir des éléments constitutifs étudiés séparément. D’autres biologistes, et non des moindres (on peut citer A. Szent-Györgyi et P. A. Weiss), ont également reconnu très tôt la nécessité d’adjoindre aux recherches analytiques un certain nombre de considérations plus globales touchant aux niveaux supérieurs d’intégration. Dans d’autres domaines où l’on abordait aussi l’étude de systèmes très complexes, par exemple en sociologie, des constatations analogues apparaissaient également.Malgré tous les travaux déjà entrepris, on ne peut pas dire qu’il existe aujourd’hui une véritable théorie des systèmes. On se trouve plutôt en présence d’un certain nombre de formalismes divers qui recherchent tous le caractère d’universalité propre à l’objectif poursuivi, mais qui diffèrent entre eux par les concepts fondamentaux utilisés et par les types de représentation phénoménologique adoptés. Compte tenu de la difficulté de la tâche, cette diversité n’a rien d’étonnant dans la période de tâtonnements actuelle; elle est même très utile puisqu’elle permet d’explorer en profondeur nos méthodes d’appréhension scientifique de la réalité. Ce que l’on cherche, en définitive, est bien la mise en évidence des caractères spécifiques de la démarche scientifique dans ce qu’elle a d’universel, et cela en se dégageant progressivement des aspects particuliers qu’elle peut prendre dans telle ou telle discipline spécialisée. C’est bien en montrant avec précision ce que les différentes disciplines ont en commun, et par contrecoup ce en quoi elles diffèrent, que l’on pose les bases les plus solides pour des échanges fructueux. Mais on conçoit aussi la difficulté de l’entreprise, qui touche à la fois à l’épistémologie, à l’analyse méthodologique et aux formulations logiques et mathématiques.Les principaux travaux réalisés jusqu’à présent du point de vue de la théorie des systèmes concernent essentiellement l’inventaire des problèmes que posent le traitement des systèmes très complexes, l’étude de certaines grandes classes d’équations que l’on rencontre dans de nombreux domaines et l’analyse des propriétés topologiques de diverses catégories de systèmes. Ce dernier point est sans doute l’un des plus importants, car les propriétés topologiques sont étroitement associées aux fondements des représentations que nous adoptons pour décrire les phénomènes, et ces fondements disparaissent en devenant seulement implicites lorsque nous nous contentons d’examiner les propriétés analytiques des équations mises en œuvre. Quelques résultats très intéressants ont déjà été obtenus dans cette voie depuis les travaux de G. Kron sur la représentation sous forme de réseaux électriques des principales équations de la physique jusqu’aux études de G. F. Oster et C. A. Desoer sur les liens entre les propriétés des réseaux de Kirchhoff et les théorèmes fondamentaux de la thermodynamique des processus irréversibles. C’est également par des considérations topologiques, mais beaucoup plus élaborées, que R. Thom a établi sa théorie générale de la morphogenèse, qui fournit un formalisme de base applicable aussi bien aux morphologies du monde inanimé qu’à celles des êtres vivants.Il est évidemment impossible de citer toutes les études réalisées au cours des dernières décennies en matière de théorie des systèmes. Les ouvrages mentionnés dans la bibliographie, à la fin du présent article, permettent de se faire une idée de la variété et de l’importance de ces travaux. Le lecteur intéressé pourra également consulter les publications périodiques consacrées totalement ou en partie à ces questions, et qui deviennent d’année en année plus nombreuses: Bulletin of Mathematical Biophysics , General Systems Yearbook , Journal of Theoretical Biology , Biosystems , International Journal of Systems Science , International Journal of General Systems , Journal of Mathematical Biology , etc.De la généralité à la finesse des descriptionsLe fait que la théorie des systèmes se préoccupe d’abord de mettre en évidence les points communs à différents types de systèmes, pour ne s’attacher qu’ensuite à ce qui les différencie, est une source fréquente d’incompréhension et de malentendus entre expérimentateurs et théoriciens. Il est utile d’essayer de préciser les causes de cette situation regrettable mais en définitive explicable, car toute science solide et bien construite exige l’étroite association de l’expérience et de la théorie.En partant de caractéristiques générales, applicables à une très grande variété de systèmes, et en montrant comment l’adjonction de données complémentaires peut progressivement rendre compte des différences observées entre certains de ces systèmes, la théorie s’efforce de mettre d’abord en lumière la hiérarchie des propriétés. Elle cherche à montrer comment une propriété particulière peut dépendre ou non d’une propriété plus générale. L’existence d’une telle hiérarchie n’est évidemment pas une simple vue de l’esprit, comme chacun peut facilement l’admettre à partir d’observations quotidiennes. Il est certainement plus important, par exemple, de savoir ce qui fait qu’une bactérie se divise, plutôt que ce qui entraîne les légères variations morphologiques observables entre les bactéries d’une population. De même, on ne peut accorder une importance égale à la connaissance des processus de régulation métabolique chez l’homme et au fait de savoir pourquoi l’un est grand et l’autre petit.L’opposition fréquente entre les démarches théorique et expérimentale vient précisément, dans une large mesure, de leurs points de départ respectifs. Si la première cherche à montrer quel est le substratum nécessaire sur lequel peuvent se greffer les propriétés capables de différencier les systèmes, la seconde au contraire tend toujours à apporter dans ses observations la plus grande finesse compatible avec les moyens techniques qu’elle peut mettre en œuvre. Or, le but de toute entreprise théorique est d’expliquer le plus grand nombre possible de faits, en les reliant entre eux et en montrant qu’ils sont la conséquence de principes fondamentaux aussi peu nombreux que possible. Cela ne peut être atteint que par un processus de généralisation, c’est-à-dire d’abstraction, qui éloigne de la diversité des faits. Les principes fondamentaux que l’on cherche alors à dégager peuvent être obtenus soit par induction directe à partir des phénomènes observés, soit par l’activité purement rationnelle de l’esprit. Et c’est là que se trouve la source des plus tenaces malentendus, l’expérimentateur ayant souvent tendance à considérer que les bases d’une théorie résultent directement des observations et négligeant ainsi le second aspect, purement rationnel, de toute construction théorique. Les meilleurs théoriciens, Einstein par exemple, ont pourtant beaucoup insisté sur le rôle primordial de ce recul par rapport aux faits, mais il ne semble pas qu’ils aient été largement entendus.Cette cause de divergence apparaît bénigne tant qu’il s’agit seulement de théories parcellaires qui restent très proches du niveau expérimental lui-même. Mais la divergence s’aggrave à mesure que l’abstraction nécessaire devient plus grande, ce qui est le cas lorsque l’on cherche à englober un champ d’expériences de plus en plus large. Il n’est pas étonnant que les recherches interdisciplinaires et la théorie des systèmes, dont le niveau de généralité se situe bien au-delà de celui des recherches théoriques courantes, se heurtent à ce genre de difficulté. Et il faut bien reconnaître que les réticences manifestées par de nombreux spécialistes peuvent apparaître pleines de bon sens. Si les énoncés très généraux sont riches par l’étendue de leur domaine d’application, ils ne permettent pas de rendre compte des détails très particularisés que savent observer les expérimentateurs. Cette critique est certainement justifiée dans l’état actuel des choses, car les recherches interdisciplinaires sont encore peu avancées, et l’écart entre le niveau d’explication théorique auquel elles se placent et le niveau des observations expérimentales possibles est le plus souvent tout à fait manifeste.La situation défavorable des recherches interdisciplinaires, du point de vue qui vient d’être évoqué, ne doit toutefois pas prêter à confusion. Leur intérêt essentiel réside précisément dans l’effort qu’elles représentent pour combler peu à peu cet écart entre la généralité de ce que nous savons concevoir et les particularités de ce que nous pouvons observer. Tout progrès dans ce sens ne peut que favoriser les échanges recherchés, comme le fait, par exemple, entre les systèmes simples et les systèmes complexes, la mise en évidence de certaines hiérarchies de propriétés. En partant de bases conceptuelles bien étayées et présentant une large validité, la théorie des systèmes peut guider l’expérimentation en définissant les caractéristiques les plus significatives, c’est-à-dire celles sur lesquelles doivent porter les observations si l’on veut parvenir à une meilleure compréhension des phénomènes. Le «secret» des expériences cruciales, qui apportent les progrès les plus nets parce que leurs résultats ont une large validité, ne réside pas ailleurs que dans ce choix judicieux de paramètres significatifs. Ce n’est pas le moindre mérite des recherches interdisciplinaires et de la théorie des systèmes que de tenter de fournir un guide pour progresser dans cette voie.Langage interdisciplinaire et mathématiqueLe fait de rechercher un langage précis et aussi universel que possible peut conduire à se demander, après Leibniz et son projet de Mathesis Universalis , si le langage interdisciplinaire idéal n’est pas tout simplement la mathématique. Cette idée ne peut qu’être renforcée lorsqu’on constate à quel point, sous sa forme dite moderne, la mathématique est devenue un corps de connaissances unifié et coordonné, présentant ainsi les caractères essentiels d’un bon outil de synthèse. L’usage de plus en plus généralisé des mathématiques dans les disciplines les plus variées accentue encore ce sentiment. La question mérite examen car, sous cette forme fréquemment adoptée, elle est en réalité posée de manière trop imprécise.Compte tenu des objectifs de l’entreprise scientifique, et dans la mesure où la mathématique constitue effectivement le langage rationnel le plus précis qui soit à notre disposition, on peut dire que le but ultime de toute science est bien de parvenir à s’exprimer sous cette forme. Mais ce qui est proprement mathématique ne constitue en fait qu’une syntaxe. Pour que l’on puisse parler d’un véritable langage, il faut aussi une sémantique. Lorsque la mathématique opère sur des équations, elle fait abstraction de la signification particulière des variables et des paramètres, sauf en ce qui concerne leur appartenance à certaines grandes catégories (grandeurs scalaires, vectorielles, tensorielles, opérateurs divers, etc.), au même titre que la syntaxe d’une langue ne tient compte que des catégories auxquelles appartiennent les mots (substantif, verbe, adjectif, etc.). La sémantique du langage interdisciplinaire se situe dans la justification de la mise en équations, c’est-à-dire au niveau de l’élaboration d’un ensemble conceptuel cohérent et valable pour des groupes de disciplines aussi larges que possible. Elle se retrouve également dans l’interprétation finale des résultats obtenus, après le traitement purement mathématique des équations. La connaissance de la syntaxe d’une langue ne suffit pas pour exprimer dans cette langue des choses intelligibles ou intéressantes. Si l’on néglige la sémantique, on risque d’aboutir au calembour logique, comme cela peut arriver lorsqu’on se livre à une mathématisation prématurée ou abusive, c’est-à-dire insuffisamment justifiée au niveau épistémologique.Le problème essentiel du langage interdisciplinaire se situe en définitive à ce niveau fondamental où doit être assurée la compatibilité entre le contenu des concepts utilisés et le traitement logique auquel on les soumet, qu’il s’agisse d’une logique «faible», comme dans le langage courant, ou d’une logique «forte», comme dans la mathématisation plus ou moins complète du discours scientifique. C’est cette question que nous allons donc aborder maintenant.La sémantique des systèmes et le problème de la réduction des conceptsLes concepts que nous utilisons pour décrire nos observations constituent la matière première sur laquelle opèrent les énoncés scientifiques. Peu importe ici que ces concepts soient représentés par des mots ou par des symboles et que le discours scientifique soit ou non formalisé, c’est-à-dire mathématisé.Les opérations logiques, qui forment la partie déductive et explicative de toute théorie, combinent de diverses manières les concepts fondamentaux choisis. Mais il va de soi que la signification des énoncés obtenus à l’issue des processus logico-déductifs reste directement liée au contenu sémantique des concepts de base, même si ce contenu est perdu de vue lors des opérations logiques, comme cela se passe dans l’enchaînement des opérations mathématiques.L’importance des aspects sémantiques apparaît donc à la fois au début et à la fin de toute entreprise théorique, lors de l’élaboration des concepts et lors de l’interprétation des résultats obtenus par voie déductive. Une théorie n’est véritablement intelligible que dans la mesure où les concepts et la logique qu’elle utilise sont cohérents, ce qui revient à dire que les relations que l’on est conduit à établir entre les concepts ne doivent introduire aucun résultat incompatible avec le contenu propre de ceux-ci. Citons quelques exemples simples pour illustrer ce point. Si l’on applique des opérations de type scalaire à des symboles représentant en fait des grandeurs vectorielles, il n’est pas étonnant que l’on arrive tôt ou tard à des insuffisances ou à des contradictions. On risque aussi d’aboutir à des difficultés analogues si, partant de grandeurs qui par définition ne peuvent être négatives, on leur applique des opérations qui n’excluent pas systématiquement les valeurs négatives des termes. C’est à des situations de ce genre qu’est due le plus souvent l’apparition de solutions mathématiques sans signification physique. Un autre cas est celui de l’usage d’un concept unique pour rendre compte de phénomènes qui, en fait, relèvent de plusieurs variables non reliées par une combinaison invariante.C’est l’objectif principal de l’épistémologie de rechercher les conditions à satisfaire pour aboutir à une bonne cohérence entre le contenu sémantique des concepts et le traitement formel auquel on les soumet. Il s’agit là, en général, d’une opération difficile qui exige l’analyse précise des concepts, c’est-à-dire la recherche de concepts plus élémentaires qui, associés par des relations adéquates, permettent de reconstituer les premiers.Cette réduction des concepts traduit une démarche tout à fait parallèle à celle qui consiste à étudier un système matériel à des niveaux de description différents. Ce parallèle n’est d’ailleurs pas une simple image analogique. Il résulte en réalité d’isomorphismes beaucoup plus profonds entre les phénomènes naturels et notre manière de les décrire, tout au moins lorsque cette description est bien faite, ce qui peut être évalué par la validité plus ou moins large des conséquences que l’on en tire.Dans tous ces problèmes de réduction, les entités considérées comme éléments à un certain niveau deviennent des sous-systèmes à un niveau de description plus fin, et les éléments constitutifs du nouveau système ainsi obtenu sont définis par des caractéristiques qui peuvent être très différentes de celles qui étaient utilisées au premier niveau. C’est ce qui se passerait, par exemple, si l’on décrivait des micro-organismes au niveau d’une population, puis au niveau des organites intracellulaires, puis au niveau moléculaire, etc. Si le système étudié reste globalement le même, le passage d’un niveau de description à un autre se traduit en définitive par une transcription de données sémantiques en données syntaxiques, ou inversement, selon que l’on va de niveaux plus grossiers vers des niveaux plus fins, ou inversement. Mais cette transcription des données est très loin d’être élucidée dans la plupart des cas; la correspondance entre les propriétés des éléments constitutifs d’un système décrit à différents niveaux n’est en général pas établie. Il s’agit pourtant là d’un problème de première importance dans la perspective interdisciplinaire. La division en disciplines résulte, en effet, en grande partie du découpage de la réalité à des niveaux de description différents. S’efforcer d’établir des connexions entre les disciplines, c’est donc aussi, avant tout, chercher à préciser les correspondances entre ces niveaux.Les difficultés que l’on rencontre dans toutes les opérations de réduction se présentent sous deux aspects principaux. L’analyse des objets matériels, ou des concepts, exige une appréhension de leurs éléments constitutifs qui est souvent limitée par l’insuffisance de nos connaissances concernant soit les phénomènes du monde physique, soit le contenu de concepts qui transportent les sédiments de la longue histoire des usages que l’on en a fait. Cette recherche est d’ailleurs celle de toute la science analytique, qui est loin d’être achevée. Mais, en admettant même que l’on soit parvenu à une réduction apparemment satisfaisante, celle-ci ne s’avérera en définitive correcte que si les éléments constitutifs qu’elle a définis permettent de reconstituer convenablement les éléments des niveaux plus globaux, dont les propriétés doivent apparaître comme une conséquence des propriétés des éléments aux niveaux plus fins. Force est de constater que ces conditions sont rarement satisfaites, comme nous l’avons vu plus haut en considérant l’exemple de la biologie moléculaire. Cette constatation est certainement de première importance en matière de recherches interdisciplinaires, car elle explique dans une large mesure l’existence des barrières qui se sont établies entre les diverses disciplines. Il est donc utile d’approfondir maintenant ce point crucial et d’essayer de voir comment peuvent être abordées les questions fondamentales qu’il soulève.Réductionnisme et globalismeL’hypothèse réductionniste, qui est à la base des sciences de la nature, admet que la connaissance des propriétés des éléments, obtenue dans un certain contexte que l’on admet universel, est en principe suffisante pour permettre d’atteindre par déduction les propriétés des systèmes, quels qu’ils soient, constitués à partir de ces éléments. Comme nous l’avons déjà dit, la validité de cette hypothèse est loin d’être démontrée d’une manière générale. Si elle a donné de bons résultats pour les systèmes relativement simples qu’étudiait la physique classique, son extrapolation aux systèmes complexes est pour le moins mal assurée. Il est en effet fréquent, dans l’étude de ces systèmes complexes, de se heurter à une apparente irréductibilité fondamentale des propriétés des éléments, à un certain niveau de description, par rapport aux propriétés des éléments à un niveau sous-jacent. Et l’on constate même parfois une incidence très nette des propriétés globales sur les propriétés des éléments constitutifs. En linguistique, par exemple, les tentatives faites pour déduire les propriétés des mots de celles des phonèmes ont échoué; il est même facile de montrer que la signification des mots est partiellement sous la dépendance de la structure syntaxique dans laquelle ils sont placés. En sociologie, des constatations analogues sont faites dès que l’on cherche à élucider les rôles respectifs des individus, supposés isolés, et des structures sociales dans lesquelles ils sont insérés. Le comportement des groupes humains dans des systèmes plus vastes donne lieu à des observations semblables. Les problèmes de ce type sont au centre des études concernant les relations entre infrastructures et superstructures, ce qui n’est d’ailleurs qu’une autre manière d’évoquer les rapports entre sémantique et syntaxe, entendues au sens large. Comme nous l’avons vu, des questions de même ordre se rencontrent en biologie si l’on considère la hiérarchie des niveaux d’organisation moléculaire, cellulaire, physiologique, etc. Ces questions se retrouvent même en physique, pour qui veut bien regarder d’assez près, comme l’a montré, entre autres, P. W. Anderson; mais elles y sont généralement passées sous silence, car elles contredisent l’hypothèse réductionniste dont l’héritage est d’autant plus lourd que l’on a affaire à des sciences dites plus exactes.Ce dernier point constitue l’un des écueils auxquels se heurte la théorie des systèmes. Il lui faut s’inspirer des sciences exactes, du point de vue de la rigueur, mais elle ne peut par ailleurs, sous peine de perdre la plus grande partie de son intérêt pour les recherches interdisciplinaires, négliger les aspects caractéristiques des systèmes complexes. Cela montre déjà que pour établir une théorie des systèmes complexes, et en particulier une biologie théorique, il ne suffira pas d’extrapoler sans modifications profondes les méthodes et les principes de la physique, considérée comme la plus exacte des sciences de la nature. Certaines conceptions fondamentales devront certainement être révisées, comme celles qui touchent à l’hypothèse réductionniste, ou comme celles qui n’accordent d’importance qu’aux aspects quantitatifs des phénomènes et qui négligent, faute de savoir les traiter, les transformations qualitatives. Malheureusement, les travaux dans ce sens sont encore peu nombreux ou peu développés, en dehors de ceux de R. Thom qui, dans sa théorie générale de la morphogenèse, a précisément mis l’accent sur l’importance des propriétés globales des systèmes par rapport à leurs propriétés locales.La nécessité de tenir compte d’une incidence des propriétés globales sur les comportements locaux est souvent mal acceptée dans les milieux scientifiques traditionnels, car elle semble receler une idée de transcendance, ou de finalité, incompatible avec les relations de causalité telles que nous les concevons habituellement dans les explications scientifiques. Lorsqu’on résume le problème en disant que «le tout est plus que la somme de ses parties», comme cela s’entend souvent, on ne fait que favoriser la confusion, car il est bien difficile de savoir à quoi s’appliquent les mots «plus» et «somme», comme l’a bien montré P. A. Weiss. En fait, il est possible d’envisager ces phénomènes d’une manière relativement simple, qui n’introduit aucune contradiction épistémologique et qui situe les véritables difficultés au niveau des observations expérimentales. On peut en effet facilement concevoir que certaines au moins des caractéristiques qui définissent un élément varient lors de l’insertion de cet élément dans un système. Cela n’est même pas à proprement parler une hypothèse puisque de nombreux exemples montrent qu’il en est effectivement ainsi très souvent. Rappelons, par exemple, les modifications que subit la répartition superficielle des charges électriques sur un conducteur électriquement isolé et qui est introduit progressivement dans un champ électrique de plus en plus intense. En biologie moléculaire, les changements conformationnels des protéines, lors des interactions avec d’autres molécules, sont également bien connus. Ces variations de caractéristiques des éléments dans un système constituent sans doute un phénomène beaucoup plus courant qu’on ne l’admet habituellement. Cette sorte d’induction pourrait permettre d’expliquer, en rendant compte de l’effet d’insertion dans les systèmes, l’incidence des propriétés globales sur les comportements locaux. Sans prétendre que cette manière de voir soit la seule possible, on doit reconnaître que sa vraisemblance incite à la retenir, tout au moins en tant qu’hypothèse de travail. Dans ce cas, il est probable que la véritable difficulté résidera souvent dans la mise en évidence expérimentale des variations supposées. En effet, la détermination des caractéristiques des éléments est toujours faite, par définition pourrait-on dire, à partir de situations expérimentales dans lesquelles les éléments étudiés sont aussi isolés que possible, le couplage avec les appareils de mesure étant lui-même aussi réduit que possible. Lorsque les éléments sont insérés dans des systèmes plus ou moins complexes, à l’intérieur desquels les couplages sont relativement forts, il peut devenir très difficile de mettre en évidence d’éventuelles variations de caractéristiques intervenues au niveau des éléments. Ce sera le cas, en particulier, si les variations élémentaires se compensent et n’apparaissent pas de manière sensible au niveau où nous savons faire les mesures.La situation qui vient d’être évoquée est étroitement liée à un problème théorique fondamental, celui des observables et des variables cachées, dont il n’est pas inutile de dire quelques mots, car il s’agit ici encore d’une question sur laquelle les points de vue courants peuvent être à réviser. Le principe selon lequel toute théorie physique ne doit comporter que des grandeurs observables a connu un succès grandissant à partir de l’entre-deux-guerres. À l’opposé, le point de vue qui admet l’utilisation théorique de grandeurs non directement mesurables est aujourd’hui très minoritaire. Dans la mesure où il est possible de rendre compte des phénomènes, de manière cohérente et intelligible, à partir des seules grandeurs observables, il est bien certain que le recours à des variables cachées n’est ni utile ni souhaitable. Mais l’application rigoriste de ce principe peut parfois conduire à l’élaboration de théories dans lesquelles la rigueur épistémologique et par conséquent l’intelligibilité sont sérieusement mises en péril, rendant ainsi plus difficiles encore les échanges interdisciplinaires. En réalité, si des variations quantitatives ou qualitatives des caractéristiques se produisent lors de l’insertion des éléments dans un système, on conçoit facilement que le fait de négliger cet aspect des choses puisse conduire à des difficultés logiques. Toute incohérence conceptuelle à l’intérieur d’une théorie devrait d’ailleurs conduire à suspecter, en premier lieu, l’existence de tels phénomènes. On voit qu’il s’agit là d’un problème typique de sémantique des systèmes puisqu’il conditionne la signification des énoncés théoriques. Son importance pour les recherches interdisciplinaires est en outre tout à fait manifeste, car il serait contraire au principe même de ces recherches de ne pas tenter de retrouver, sous la variété des interprétations superficielles, l’unité possible de certains phénomènes très généraux.Les difficultés humainesDu point de vue humain, les recherches interdisciplinaires se heurtent à deux types de difficultés: les unes intrinsèques, liées à la nature même de la tâche, les autres extrinsèques, liées à l’environnement dans lequel se déroulent ces activités. Nous examinerons brièvement ces différents aspects.Il est bien clair, en premier lieu, que les recherches interdisciplinaires exigent un esprit de synthèse développé. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de l’attitude primaire, qui se contente de l’appréhension indifférenciée des choses et qui se refuse à toute entreprise analytique. La synthèse nécessaire est, au contraire, celle qui doit suivre l’analyse, afin de reconstruire dans son unité ce que l’effort de connaissance a d’abord disséqué. Cette synthèse ne s’oppose pas à l’analyse, et elle n’aurait même aucun sens en l’absence d’analyse préalable; elle est au fond, comme le disait Bergson, «une forme plus haute de l’analyse».Les études interdisciplinaires nécessitent aussi des connaissances étendues, dans des domaines d’autant plus variés que la synthèse recherchée est plus large. Et ces connaissances nécessaires sont en général difficiles à acquérir, car elles touchent moins aux détails des disciplines qu’à leurs fondements essentiels, qui demeurent souvent implicites, sous-entendus, et ne sont pas, par conséquent, directement accessibles.Ce dernier point touche d’ailleurs à un troisième aspect des recherches interdisciplinaires, à savoir leur caractère très fondamental. Comme nous l’avons vu plus haut, certains des problèmes sur lesquels débouchent ces recherches sont véritablement des problèmes clefs dont la résolution permettrait un progrès certain dans des domaines très divers.Toutes ces exigences ne sont pas de celles auxquelles on peut satisfaire par l’improvisation ou par la simple bonne volonté. L’esprit de synthèse, comme le savent bien les psychologues, est plus affaire de tempérament que de formation reçue. Il en est presque de même pour le goût des recherches fondamentales, au niveau des principes généraux et des méthodes. Enfin, l’étendue des connaissances nécessaires, qui ne doit pas être celle d’une érudition morte où l’individu n’est plus qu’un réceptacle passif, exige une grande curiosité d’esprit et une puissance de travail suffisante.À ces difficultés d’ordre individuel s’ajoutent celles qui viennent de l’extérieur. Dans l’état actuel des choses, l’isolement quotidien, seulement tempéré par des contacts épisodiques, semble la règle, qu’il s’agisse d’individus solitaires ou de petits groupes vivant dans un environnement le plus souvent peu compréhensif, et parfois même hostile. L’opposition des spécialistes vis-à-vis des recherches interdisciplinaires résulte de considérations quelquefois tout à fait valables, compte tenu de l’état encore peu avancé de ces recherches, mais elle est aussi très souvent l’expression d’attitudes sommaires et dogmatiques qui n’ont plus grand-chose à voir avec la science et qui sont, hélas, trop humaines. Il faut un esprit déjà très évolué pour ne pas rejeter comme négligeable ce que l’on ne comprend pas.Il est en effet évident que, dans la situation qui vient d’être décrite, un certain courage est indispensable pour quitter le confort des disciplines spécialisées et pour tenter de progresser sur les terrains découverts de l’interdisciplinarité. Et l’on voit mal comment ce courage pourrait venir à ceux qui n’auraient pas au préalable pris conscience de l’intérêt considérable de ces recherches pour le progrès général des connaissances fondamentales et pour les applications que celles-ci entraînent toujours. Mais cette prise de conscience n’est guère concevable sur un terrain non préparé d’abord par une culture suffisante. Sans un minimum de «foi» et sans un solide fonds intellectuel et psychologique, celui qui s’engage dans cette voie ne peut que sombrer très vite sous les effets conjugués des difficultés inhérentes à la tâche et des tentatives de destruction venant de l’extérieur.Tout cela explique que de nombreuses tentatives interdisciplinaires aient échoué ou aient subi des demi-échecs. Mais tout échec est une source d’enseignements pour qui sait voir et pour qui veut voir. L’intérêt de ces recherches est tel, leur nécessité si évidente dans l’état actuel d’émiettement des connaissances, et leur importance si claire pour tenter de sortir des impasses où se confinent certaines disciplines spécialisées, que les conditions de leur développement normal finiront bien par apparaître. En attendant, il importe d’abord de lutter pour que ceux qui s’y consacrent ne soient pas écrasés par la masse anonyme des spécialistes étroits qui prennent trop souvent, en toute bonne foi, la queue de l’éléphant pour l’éléphant lui-même. Il faut pour cela de la patience, car nous savons bien que la routine et l’inertie des esprits ne peuvent être vaincus par le temps.Les recherches interdisciplinaires s’inscrivent en définitive dans la lignée des travaux fondamentaux de qualité qui, tout au long des siècles, ont eu pour but de faire progresser nos connaissances sans perdre de vue que l’homme, s’il veut savoir faire, veut aussi comprendre ce monde dont il est à la fois partie intégrante et partie prenante, afin de mieux s’y insérer et de s’y sentir plus à l’aise. De là vient essentiellement ce besoin d’unité du savoir, qui est l’une des conditions premières de tout humanisme véritable. Mais, pour poursuivre la tâche dans cette voie, il faut aujourd’hui vaincre l’entraînement vers la facilité issue du «technologisme», qui se soucie surtout de savoir-faire parcellaires et renvoie à des temps meilleurs la préoccupation de comprendre. On oublie trop, ce faisant, que des esprits morcelés ne peuvent construire qu’une science et une société également morcelées.Les recherches interdisciplinaires, qui tentent de s’opposer à cette décadence, semblent s’être surtout développées depuis le début des années soixante aux États-Unis, si l’on en juge par le nombre de chercheurs qui s’intéressent à ces questions et par le consensus dont ils jouissent. Quelques universités, comme celle de Wisconsin-Green Bay, se sont lancées résolument dans cette voie. La Society for General Systems Research, filiale de l’American Association for the Advancement of Science (A.A.A.S.), est très active et joue un rôle de catalyseur pour les personnes et les groupes qui œuvrent dans ce domaine. La plupart des revues et des ouvrages qui traitent de ce thème viennent également des États-Unis. En U.R.S.S. ce mouvement d’idées semblait moins développé qu’aux États-Unis, pour autant que l’on sût. En Europe, la revue Studium generale , éditée en Allemagne, publie régulièrement des études interdisciplinaires. La nouvelle université de Sussex, en Angleterre, fondée en 1961, a déjà acquis une solide réputation internationale pour son dynamisme et pour l’efficacité des échanges interdisciplinaires qu’elle a su produire. L’Institut collégial européen organise chaque année des colloques sur des thèmes divers allant des sciences aux lettres, où se rencontrent utilement des hommes venus de disciplines très variées et ouverts aux échanges. Le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (C.E.R.I.), de l’O.C.D.E. qui ne regroupe pas seulement des pays européens, a pris aussi l’initiative de séminaires sur l’interdisciplinarité.Si l’on considère ce qui se passe en France, on constate aussi que plusieurs universités nouvelles s’intéressent activement à ces questions, même si cela reste encore davantage lié à l’enseignement pluridisciplinaire plutôt qu’aux véritables recherches interdisciplinaires, ce qui s’explique d’ailleurs très bien par la date récente de leur création. Les chercheurs isolés se rencontrent dans des séminaires organisés à l’initiative des intéressés, avec ou sans le soutien d’organismes officiels. R. Thom, de l’Institut des hautes études scientifiques, favorise d’une manière très libérale, et par conséquent très fructueuse, les rencontres entre chercheurs venus d’horizons variés. Et le Collège de France, où l’ouverture d’esprit est de règle, et qui de ce fait s’est toujours trouvé depuis plus de quatre siècles à la pointe du progrès intellectuel, ne faillit pas à sa juste réputation; François Perroux, André Lichnerowicz et G. Gadoffre y ont en effet réuni des séminaires de réflexion très utiles sur les problèmes de l’interdisciplinarité dans la recherche et l’enseignement.Ainsi, malgré les difficultés et l’ampleur de la tâche, et malgré l’environnement souvent peu favorable dans lequel elles se développent, les recherches interdisciplinaires progressent peu à peu. Par l’esprit de compréhension mutuelle qu’elles favorisent et par le souci qui les anime de rétablir des liens entre nos différents savoirs, elles peuvent apporter une contribution importante non seulement au progrès des connaissances, mais aussi au renouveau d’humanisme dont nous avons tant besoin. Il suffit pour cela qu’elles ne soient pas étouffées par ceux qui préfèrent, ou qui même souhaitent, pour des raisons diverses, le maintien de la ségrégation des connaissances spécialisées devenues parfaitement ésotériques, ségrégation qui n’est après tout qu’une forme moderne de l’obscurantisme. Cela ne signifie pas – on l’aura compris – une remise en cause de la nécessité des disciplines spécialisées, qui sont évidemment indispensables. Il faut seulement qu’à côté de celles-ci les efforts pour aboutir à une meilleure synthèse des connaissances aient aussi droit de cité.
Encyclopédie Universelle. 2012.